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Les sommes payées par le gouvernement à un contribuable pour la fermeture de son entreprise jugées non imposables : affaire Henco Industries Limited v. The Queen

Published on Thierry L. Martel

Le 9 juin dernier, dans l’affaire Henco Industries Limited v. The Queen (2014 TCC 192), la Cour canadienne de l’impôt a offert aux fiscalistes de précieux conseils quant à certaines questions de forme et de fond en traitant de l’une des plus longues et plus violentes protestations autochtones dans l’histoire du Canada.

Les faits

En 2006, Henco est propriétaire de Douglas Creek Estates à Caledonia en Ontario (« DCE »), un site de développement immobilier. Henco compte développer DCE pour en faire environ 600 lots, dans le cadre d’un projet domiciliaire, générant des revenus de 45 M$, dont 30 M$ en profits. Toutefois, les Six Nations, un regroupement d’autochtones, revendiquent cette terre ancestrale et décident d’empêcher le développement en occupant la propriété et en y érigeant des barricades. Le conflit s’étire sur des mois pendant lesquels Henco obtient des injonctions forçant les manifestants à quitter les lieux, injonctions que la police provinciale de l’Ontario ne parvient pas à faire respecter. Le récit est parsemé de scènes de désordre public, de manifestations violentes, de routes bloquées, etc. Pour apaiser les tensions, le gouvernement de l’Ontario met en place un moratoire sur le développement de DCE, puis change le zonage du site DCE, y empêchant tout développement immobilier. Finalement, Henco est contraint de signer une entente avec le gouvernement de l’Ontario par laquelle il reçoit un montant de 15,8 M$ pour céder DCE, obtenir l’annulation des injonctions et renoncer à tout recours envers l’un ou l’autre des échelons gouvernementaux (« Contrat »). Après la signature du Contrat, Henco tente d’obtenir l’annulation des injonctions en conformité avec le Contrat, en vain. La décision traite aussi de questions subsidiaires relativement à deux autres sites dont Henco était propriétaire, soit le terrain Seneca (zonage de terrain de golf) et le terrain Morrison (zonage résidentiel), que nous n’aborderons pas ici.

Questions en litige

En traitant les questions en litige, il est important de considérer que la trame factuelle présentée à la Cour est sans précédent. Il s’agit, pour ainsi dire, d’un cas d’espèce.

Aux fins de la présente chronique, nous traiterons des principales questions soulevées devant la Cour :

  • Est-ce qu’un paiement de 650 000 $ reçu par Henco du gouvernement de l’Ontario constitue un paiement incitatif en vertu de l’alinéa 12(1)x) de la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. ») ou un gain fortuit?
  • Quel est traitement fiscal approprié de la somme de 15,8 M$ : revenu d’entreprise ou montant en capital? S’il s’agit d’un montant en capital, est-ce une immobilisation admissible ou un montant en capital non imposable?

L’analyse

Règles de preuve

Avant de traiter de ces questions, la Cour a dû trancher quelques requêtes préliminaires de l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») visant à exclure de la preuve certains éléments extrinsèques au Contrat. 

  • Admissibilité de la situation factuelle (factual matrix) pour interpréter un contrat

L’application universelle de la règle de la preuve testimoniale (parol evidence rule) prévoit qu’un document fait foi de son contenu en justice et qu’une preuve testimoniale est inadmissible pour en interpréter le sens. La Cour a exprimé certaines réserves quant à l’application de cette règle, lorsque l’objectif de l’interprétation du contrat est d’établir la responsabilité fiscale d’un contribuable. Puisqu’il s’agit ici de résoudre le dilemme « revenu ou capital », la Cour a noté qu’il est nécessaire de regarder au-delà des mots afin d’établir la véritable intention des parties et que la preuve testimoniale peut être admise pour présenter la situation factuelle du contrat.

  • Exceptions aux règles concernant le ouï-dire

Encore sous le thème de l’admissibilité de la preuve extrinsèque pour interpréter un contrat, le juge Miller a dû statuer sur l’admissibilité d’affidavits et de communiqués de presse émis par différents représentants de l’État. La Cour passe en revue la Loi sur la preuve au Canada, les critères adoptés par les tribunaux et la doctrine afin d’appliquer l’exception des documents publics à la règle du ouï-dire. Ainsi, la Cour a déterminé que les affidavits déposés en preuve sont inadmissibles, puisque ce ne sont pas des documents publics. Ensuite, la Cour a déclaré admissibles en preuve les communiqués de presse, puisqu’ils sont de nature publique, permanente et accessible au public.

Traitement du paiement de 650 000 $ reçu du gouvernement de l’Ontario

Après le début de l’occupation de DCE, mais avant le moratoire, le changement de zonage et la signature du Contrat, le gouvernement de l’Ontario remet à Henco un paiement de 650 000 $ qui n’est rattaché à aucune entente ou obligation de la part d’Henco.

L’alinéa 12(1)x) L.I.R. vise notamment les paiements d’aide gouvernementale reçus par un contribuable « pendant qu’il tirait un revenu d’une entreprise ». D’après la trame factuelle, Henco est encore techniquement en activité lors de la réception du paiement de 650 000 $ par le gouvernement ontarien, bien qu’elle ne tire aucun revenu d’entreprise à cause de l’occupation de DCE par les autochtones. Puisque le paiement a eu lieu pendant qu’Henco est toujours en exploitation de son entreprise, mais sans toutefois tirer un revenu de cette entreprise, la somme n’est pas incluse à son revenu à titre de paiement incitatif. Il s’agit d’un gain fortuit ou, comme le décrit le juge Miller, un « no-strings-attached […] freebie ».

Traitement du paiement de 15,8 M$ reçu en vertu du Contrat

La Cour doit établir dans un premier temps si le paiement de 15,8 M$ reçu par Henco en vertu du Contrat constitue un revenu ou un montant en capital et, dans un deuxième temps, s’il s’agit d’un montant en capital, si ce montant est imposable ou non. 

  • S’agit-il d’une vente de terrain?

D’abord, la Cour tient compte de la situation factuelle entourant la signature du Contrat et le Contrat lui-même. De fait, le Contrat traite du paiement en utilisant les mots indemnité (compensation) et non contrepartie (consideration), soit un terme plus souvent associé à des paiements de dommages qu’à un produit de disposition. Le Contrat ne prévoit aucune répartition de la valeur entre le terrain, les biens mobiliers, les contrats existants ou l’achalandage.  À la lecture du Contrat, il est impossible de considérer qu’il ne s’agit que d’une vente de terrain. En analysant la situation factuelle, la Cour constate que les parties considéraient que DCE n’avait aucune valeur marchande au moment de la signature du Contrat : il n’y avait pas de marché commercial pour le terrain, le gouvernement n’était pas motivé par des intérêts commerciaux et faisait face à de l’anarchie (lawlessness), des troubles civils et d’importants coûts de services de police. En regard de ces faits, le juge Miller en vient à la conclusion qu’il ne s’agissait pas d’une simple vente de terrain générant un revenu d’entreprise.

  • S’agit-il d’une vente d’inventaire en vertu du paragraphe 23(1) L.I.R.?

L’ARC soutient que si la Cour détermine qu’il y a vente d’un terrain, le paiement devrait être visé par le paragraphe 23(1) L.I.R., puisqu’il s’agit d’une vente d’inventaire faisant suite à la cessation d’exploitation de l’entreprise d’Henco. Bien que la Cour ait déterminé qu’il ne s’agissait pas d’une vente de terrain et que le paragraphe 23(1) L.I.R. ne pouvait trouver application en l’espèce, elle répond aux arguments des parties. Le juge Miller souligne que la province de l’Ontario a imposé un moratoire sur le développement de DCE et a dézoné le terrain, rendant légalement impossible tout développement immobilier. Ainsi, le terrain n’a pas perdu sa nature d’inventaire parce qu’Henco a cessé d’exploiter son entreprise. C’est plutôt l’entreprise d’Henco qui a pris fin parce que le terrain a perdu sa nature d’inventaire. Pour ces motifs, le juge Miller considère que, s’il était en présence d’une vente de terrain, ce qui n’est pas le cas, le paragraphe 23(1) L.I.R. ne se serait pas appliqué à cette situation.

  • S’agit-il d’un revenu d’entreprise ou d’un montant en capital?

En tenant compte de ce qui précède, la Cour doit déterminer la nature générale de l’entente intervenue entre les parties et ainsi qualifier le paiement de 15,8 M$. Le juge Miller explique que le paiement de 15,8 M$ est reçu par Henco en contrepartie de la destruction de son entreprise. Ainsi, à cause de la nature de la relation entre les parties et des obligations de chacune d’entre elles au Contrat (notamment : disposition d’un terrain, d’achalandage, d’un droit de poursuite, d’un droit de maintenir les injonctions, etc.), le juge Miller détermine que le paiement de 15,8 M$ constitue un montant en capital pour Henco et non un montant en remplacement d’un revenu d’entreprise.

  • S’agit-il d’un bien en immobilisation admissible?

Le juge Miller fait l’analyse de l’article 14 L.I.R., tel qu’il s’appliquait à Henco à l’époque, c’est-à-dire au moment où existait la règle de l’image inversée (mirror-imaging test) du paragraphe a) de l’élément E de la définition du montant cumulatif des immobilisations admissibles. En fonction de cette règle, il fallait considérer le paiement en inversant le payeur et le bénéficiaire : le paiement aurait-il constitué une dépense en immobilisation admissible pour Henco, soit un paiement engagé en vue de tirer un revenu d’une entreprise? De fait, le paiement ne vise pas l’acquisition d’un terrain pour générer un revenu d’entreprise, bien au contraire, il s’agit d’un paiement pour compenser le fait que le terrain n’a plus aucune valeur marchande et ne sera plus en mesure de générer un revenu d’entreprise. Finalement, la Cour conclut que le montant n’est pas reçu par Henco dans le cadre de l’exploitation de son entreprise, l’entreprise d’Henco étant détruite. Ce faisant, le paiement ne tombe pas dans le spectre de la définition d’un bien en immobilisation admissible. 

Tout compte fait, le montant de 15,8 M$ ne trouve sa place nulle part dans le régime de la Loi de l’impôt de revenu, telle qu’elle était en vigueur au moment des faits. Ce n’est pas un revenu d’entreprise, mais un montant en capital. Ce n’est pas un bien en immobilisation assujetti au gain en capital ni une immobilisation admissible. Il s’agit d’un montant en capital non imposable. Il n’est pas certain que le juge Miller serait arrivé à la même conclusion en appliquant la Loi de l’impôt sur le revenu telle qu’elle est en vigueur actuellement, puisque la règle de l’image inversée n’existe plus. 

EXERGUE

« la Cour canadienne de l’impôt a offert aux fiscalistes de précieux conseils quant à certaines questions de forme et de fond en traitant de l’une des plus longues et plus violentes protestations autochtones dans l’histoire du Canada »

« Puisqu’il s’agit ici de résoudre le dilemme « revenu ou capital », la Cour a noté qu’il est nécessaire de regarder au-delà des mots afin d’établir la véritable intention des parties et que la preuve testimoniale peut être admise pour présenter la situation factuelle du contrat. »

« le paiement a eu lieu pendant qu’Henco est toujours en exploitation de son entreprise, mais sans toutefois tirer un revenu de cette entreprise, la somme n’est pas incluse à son revenu à titre de paiement incitatif »