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L'arrêt Collins Family Trust : un aperçu de la politique fiscale de l'ARC

Publié par Daniel V. Cuzmanov

Le 17 juin 2022, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Collins Family Trust, 2022 CSC 26 (« Collins Family Trust »). Ayant été recotisés par l’Agence du revenu du Canada (« ARC »), les contribuables en cause cherchaient à obtenir l’annulation en equity de rapports juridiques – qui étaient librement choisis – pour cause d’erreur fiscale. La Cour a refusé d’accéder à la demande des contribuables. Ce faisant, elle infirme la décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique ainsi que celle de la Cour d’appel de cette même province. Alors que la jurisprudence de la Cour encadrait bien les demandes en rectification – un autre remède en equity –, elle ne s’était pas encore prononcée sur celles en annulation. Il est vrai que des tribunaux canadiens sont déjà intervenus pour soustraire des contribuables de l’application de conséquences fiscales négatives et inattendues. Or, les occurrences sont rares.

Dans les prochaines lignes, nous confronterons l’opinion majoritaire de la Cour suprême du Canada à celle de l’unique dissidente. Nous avons organisé cet article afin de vous permettre de diriger vos propres réflexions et de tirer vos propres conclusions. Pour ce faire, nous présenterons d’abord les faits à l’origine de la décision, soit les différentes étapes de la réorganisation entreprise par les contribuables au nom de la protection d’actif, ainsi que le droit applicable au moment de réaliser cette réorganisation. Ensuite, nous isolerons les principes qui ont guidé la réflexion des juges de la Cour. Puis, nous mettrons en exergue les principaux éléments de désaccord entre la majorité et la dissidente. Nous conclurons par un bref commentaire critique, qui se veut un moyen d’ajouter des dimensions à notre réflexion.

Les faits : la planification de protection d'actif

Les contribuables ont mandaté un cabinet pour concevoir une réorganisation qui permettrait d’atteindre un objectif de protection d’actif. Les étapes de la réorganisation, telles qu’elles sont présentées par le tribunal, sont les suivantes :

1) Constitution d’une société de Gestion (« Gestion »);

2) Constitution du Collins Family Trust dont Gestion est bénéficiaire;

3) Transfert des actions d’une société exploitante (« Exploitante ») à Gestion;

4) Prêt à Collins Family Trust de la somme nécessaire pour acheter les actions à la juste valeur marchande (« JVM »);

5) Vente des actions par Gestion à Collins Family Trust;

6) Paiement d’un dividende par Exploitante à Collins Family Trust;

7) Attribution des dividendes à Gestion;

8) Paiement du dividende.

Le droit applicable : volet législatif

Le paragraphe 75(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. ») prévoit une règle d’attribution lorsque des biens sont transférés à une fiducie et que la personne ayant transféré les biens peut soit les récupérer à titre de bénéficiaire, soit décider à qui ils seront attribués. À l’époque de la réorganisation entreprise par les contribuables, et avant le prononcé de la décision en appel dans l’arrêt Sommerer c. La Reine, 2012 CAF 207 (« Sommerer »), la position de l’ARC quant à l’interprétation de cette disposition était bien connue et uniformément appliquée dans le monde de la fiscalité. La compréhension de tous était que le mécanisme juridique par lequel était opéré le transfert n’importait pas, puisque tant le don que la vente étaient visés par les règles du paragraphe 75(2) L.I.R. Cette position était d’ailleurs exprimée dans le Bulletin d’interprétationIT-369R, où l’on pouvait lire que le paragraphe 75(2) L.I.R. s’applique à la fois aux actions vendues et aux actions données : une personne autre que le disposant pouvait transférer des biens à une fiducie et devenir assujettie aux règles d’attribution.

Par suite de l’arrêt Sommerer, l’état du droit a été rétabli. Nous disons bien rétabli, puisque de l’avis de la Cour canadienne de l’impôt et de la Cour d’appel fédérale, l’interprétation du paragraphe 75(2) L.I.R. adoptée par l’ARC et appliquée par les fiscalistes n’était pas conforme à l’intention du législateur. En effet, selon le tribunal dans cette affaire, seul le disposant (ou constituant) de la fiducie est visé par cette règle d’attribution, de sorte qu’une « personne autre que le disposant (ou constituant) ne pouvait transférer des biens à une fiducie et devenir assujettie aux règles d’attribution ». Mais aussi, que les règles d’attribution ne s’appliquent pas lorsque des biens sont vendus à leur JVM à une fiducie, plutôt que donnés ou affectés à celle-ci.

C’est alors que l’ARC a décidé de produire de nouvelles cotisations, exigeant des contribuables qu’ils paient un impôt sur les dividendes attribués et payés depuis la réorganisation.

Le droit applicable : volet jurisprudentiel

Le tribunal de première instance et celui d’appel qui se sont penchés sur l’arrêt Collins Family Trust avant la Cour suprême se sont sentis liés par la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Re Pallen Trust, 2015 BCCA 222 (« Re Pallen Trust »). Dans ce dernier jugement, les juges étaient d’accord qu’une annulation en equity (equitable rescission) était possible en droit fiscal canadien et ont importé du même coup, pour trancher l’affaire, les principes établis dans la décision Pitt v. Holt, [2013] UKSC 26 (« Pitt v. Holt »), par les tribunaux du Royaume-Uni. La conclusion de l’affaire Re Pallen Trust était qu’il était possible d’annuler une transaction fondée sur l’interprétation courante d’une disposition fiscale si, en raison d’un changement jurisprudentiel, cette interprétation venait à changer. Sept ans plus tard, la Cour suprême du Canada s’inscrit en faux et renverse cette conclusion.

Les principes juridiques qui encadrent tant le ratio de la majorité que celui de la dissidence se résument comme suit :

a) Les principes d’equity « reflètent la prévention d’une conduite inique ». Ainsi, « le tribunal d’equity peut accorder une réparation quand il serait inique ou inéquitable de permettre que la common law s’applique en faveur de la partie qui sollicite l’exécution de la transaction »;

b) Les contribuables ont le droit d’organiser leurs affaires de façon à réduire au maximum l’impôt payable;

c) Un tribunal doit appliquer les dispositions qui ne sont pas équivoques aux opérations des contribuables;

d) Les contribuables doivent être imposés en fonction de ce qu’ils conviennent de faire entre eux et non pas en fonction de ce qu’ils auraient pu ou voulu faire;

e) Les planifications fiscales rétroactives sont interdites au Canada;

f) Une intention générale de neutralité fiscale n’est pas un facteur pertinent Trust : un aperçu de la politique fiscale de…

Voyons maintenant les divergences d’opinions entre les juges majoritaires et la dissidente.

Tous les chemins ne mènent pas à Rome

Premièrement, les juges majoritaires sont d’avis que les contribuables veulent procéder à une planification fiscale rétroactive. Selon nous, et nous l’affirmons avec une extrême déférence, c’est là un axiome de leur raisonnement. Ils rappellent que ce genre de planification est interdit en droit fiscal canadien. Ils ajoutent que l’interdiction établie par leur cour dans les arrêts Canada c. Hôtel Fairmont, 2016 CSC 56 (« Hôtel Fairmont »), et Groupe Jean Coutu c. Canada, 2016 CSC 55 (« Groupe Jean Coutu »), « devrait être interprétée largement et empêcher l’octroi de toute réparation en equity par laquelle une telle planification pourrait être réalisée, y compris une annulation ». Les majoritaires s’appuient sur ce raisonnement pour rejeter les principes élaborés dans l’affaire Re Pallen Trust – où les juges avaient rendu leur décision sur le fondement de principes établis dans l’affaire Pitt v. Holt. Selon ces derniers, les tribunaux britanniques ne sont pas opposés à des planifications fiscales rétroactives et préconisent la pertinence des conséquences fiscales dans leur démarche analytique. Pour la majorité, le remède invoqué dans l’affaire Re Pallen Trust n’est pas un recours accessible aux contribuables canadiens.

La dissidente est d’avis que les arrêts Hôtel Fairmont et Groupe Jean Coutu portent sur les critères applicables en matière de rectification, tandis que l’affaire Re Pallen Trust traite de l’annulation. Alors que toutes deux constituent des réparations en equity, la dissidente souligne que celles-ci ne doivent pas être confondues. En effet, elle estime que lorsqu’un contribuable satisfait au test de l’equity, le tribunal a la discrétion d’accorder une réparation – que ce soit celle de l’annulation ou celle de la rectification. Le travail du tribunal consiste alors à déterminer si une erreur causale manifestement grave est intervenue, une erreur « soit en ce qui a trait au caractère ou à la nature juridique d’une opération, soit en ce qui a trait à une question de fait ou de droit qui est fondamentale à l’opération ». Nous constatons que la majorité ne s’est pas prononcée sur l’existence, ou non, d’une erreur de ce genre.

Deuxièmement, les juges majoritaires estiment que les contribuables ne souffrent aucune injustice. Selon ceux-ci, les contribuables ont volontairement réalisé les opérations; de plus, les rapports juridiques consentis par les contribuables expriment fidèlement leur intention, de sorte qu’il n’y a rien d’inéquitable dans l’application « ordinaire » des lois fiscales à ces opérations. De plus, les juges majoritaires avancent qu’il serait contraire à la règle de droit que des intervenants institutionnels – les tribunaux et l’ARC dans le cas qui nous occupe – usent de leur discrétion pour permettre aux contribuables d’éviter les conséquences fiscales qu’ils subissent. Ils rappellent, d’une part, que les tribunaux doivent appliquer la loi de manière conforme à l’intention du législateur, bien que cela puisse être préjudiciable aux contribuables. Ils ajoutent, d’autre part, que la même obligation pèse sur l’ARC, de sorte que l’ARC était contrainte d’établir de nouvelles cotisations. Nous constatons que le lien causal entre l’obligation d’appliquer la loi et celle d’établir de nouvelles cotisations n’a pas été commenté par la majorité.

La dissidente s’accorde avec les majoritaires pour dire que les opérations sont volontaires et librement exprimées. Or, selon elle, la question de l’injustice ne peut pas être tranchée à cette étape. Elle estime que ce n’est pas l’application de la loi qui est injuste, mais plutôt « la décision discrétionnaire de l’ARC d’établir de nouvelles cotisations pour les contribuables sur le fondement d’une approche rétroactive ». Elle renchérit en affirmant que les arrêts Hôtel Fairmont et Groupe Jean Coutu « n’empêchent pas l’annulation en vue de défaire des opérations librement et volontairement conclues ». Selon celle-ci, les réparations en equity sont délimitées par l’ordre public ainsi que par l’acceptation du risque par audace, insouciance ou ignorance. Or, elle conclut que les contribuables n’ont pas franchi cette limite en l’espèce.

Mot de la fin

Certains passages de la décision laissent sous-entendre qu’une certaine « sagesse judiciaire » sous-tend la décision de la majorité. Par exemple, cette dernière précise qu’« il ne faut pas encourager les contribuables à se livrer à de la planification abusive et, lorsque celle-ci s’avère infructueuse, à invoquer l’erreur pour obtenir l’annulation en equity ». Il se pourrait bien que des raisons de politique judiciaire aient poussé la majorité à adopter une approche restrictive en matière d’equity.

Cela étant, deux principes fondamentaux du droit fiscal canadien sont absents tout au long du jugement, tant dans les motifs de la majorité que de la dissidente. Il s’agit des principes de stabilité et de prévisibilité. Nous savons que le contribuable a le droit d’organiser ses affaires de façon à optimiser sa situation fiscale, ainsi que l’obligation correspondante de se conformer aux exigences fiscales. La « compréhension générale commune » relativement à l’application du paragraphe 75(2) L.I.R. aurait permis à tout observateur raisonnablement bien informé et raisonnablement prudent de conclure que ces deux impératifs ont été respectés au moment de la réalisation de la réorganisation entreprise par les représentants du Collins Family Trust.

Finalement, il est intéressant de souligner l’amalgame entre le droit civil et la common law. Les arrêts Hôtel Fairmont et Groupe Jean Coutu ont été rendus simultanément par la Cour suprême du Canada afin d’encadrer de la même manière le recours en rectification en common law et en droit civil québécois. Cela dit, il existe des différences fondamentales entre l’annulation en common law (equitable rescision) et l’annulation en droit civil. En common law, l’annulation se fondait, avant l’arrêt Collins Family Trust, sur une erreur causale grave et manifeste sur une question de fait ou de droit, alors qu’en droit civil, elle est obtenue lorsque la demanderesse démontre une erreur quant à un élément essentiel ayant déterminé son consentement. Avec cette décision, la Cour suprême du Canada recadre l’annulation de common law, sans pour autant se prononcer sur le recours équivalent en droit civil

Il convient de noter que les références précises ont été omises afin d’alléger le texte. Toutes les mentions entre guillemets sont tirées du jugement que nous résumons. L’auteur tient à remercier Me Thierry L. Martel de son soutien et de lui avoir offert l’occasion de résumer un arrêt de la Cour suprême du Canada.