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La décision Barwicz : une attribution de capital par une fiducie rend le bénéficiaire responsable de l’impôt payable par cette dernière

Publié par Thierry L. Martel

Dans Barwicz c. le Roi, 2024 CCI 93, rendue le 8 juillet 2024, par le juge Gagnon, la Cour canadienne de l’impôt tranche le conflit entre l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») et le contribuable, débuté par un avis de cotisation mis en 2009 pour l’année d’imposition d’une fiducie se terminant le 17 décembre 2001. La décision survient ainsi 22 ans, six mois et 22 jours après la fin d’année visée par la cotisation… Et ce n’est que la première instance! Où se terminera cette saga? Le 2 août 2024, la décision était portée en appel à la Cour d’appel fédérale.  

 

Cette décision traite deux enjeux principaux : la fin d’année réputée lorsque la fiducie cesse d’être résidente du Canada et la responsabilité du bénéficiaire pour les dettes fiscales de la fiducie en cas d’attribution de capital, et ce, en application de l’article 160 L.IR. Il faut garder en tête, à la lecture de la décision, qu’elle est rendue sur la base des dispositions de la L.I.R. en vigueur au moment des faits, soit en décembre 2001. 

Résumé des faits

Les faits à l’origine de l’affaire Barwicz ont fait l’objet d’un exposé conjoint et se résument à ce qui suit : 

 

  • L’appelant Andrzej Barwicz, né en 1942, est marié à Joanna Barwicz (Zdrojewska) et ils sont tous deux résidents canadiens. 

 

  • Mme Barwicz crée la fiducie discrétionnaire Zaba Trust (la « Fiducie ») le 13 décembre 2001 en Ontario par le transfert d’une pièce de monnaie et de 25 000 $ USD comme biens initiaux.  

 

  • Royal Trust Corporation of Canada, une société résidente du Canada, a été nommée premier fiduciaire. Quatre jours après la constitution, le 17 décembre 2001, elle est remplacée par Royal Bank of Canada Financial Corporation, une société résidente à la Barbade, entraînant le transfert des activités de la Fiducie vers la Barbade. 

 

  • Le 13 décembre 2001, la Fiducie a acquis 1 225 932 actions de Bookham Exchange Inc., qui ont été échangées le 31 décembre 2001 contre des actions de Bookham Technology plc, une société cotée au Royaume-Uni. 

 

  • La Fiducie n’a pas produit de déclaration de revenus pour la période se terminant le 17 décembre 2001, mais a produit une déclaration pour l’année se terminant le 31 décembre 2001, déclarant un gain en capital de 4 542 808 $ USD (résultant de l’échange d’actions), pour lequel elle a réclamé une déduction en vertu de l’Accord fiscal entre le Canada et la Barbade. 

 

  • L’ARC a établi une cotisation initiale, sans vérification, le 27 décembre 2002, puis a commencé une vérification en 2006, concluant que la Fiducie n’avait pas réalisé de gain en capital lors de l’échange d’actions et n’avait pas droit à la déduction réclamée. En 2003, la Fiducie a vendu les actions de Bookham Technology, déclarant une perte en capital que l’ARC a également refusée. 

 

  • La Fiducie a effectué deux « distributions de capital » à M. Barwicz des sommes de 2 250 000 $ et 830 288 $ en janvier 2004 et décembre 2005 respectivement. 

 

  • Après une demande de documents par l’ARC, la Fiducie a soumis des formulaires T1142 pour les années 2004 et 2005. En 2009, le ministre a établi une cotisation initiale pour la Fiducie pour l’année d’imposition se terminant le 17 décembre 2001 incluant un gain en capital imposable de 2 271 404 $. La Fiducie s’y est opposée puis a logé un appel, avant de se désister en 2014. 

 

  • En 2016, une cotisation a été établie à l’encontre de M. Barwicz pour 1 602 233,35 $ en vertu du paragraphe 160(1) de la L.I.R., opposition qui a été ratifiée en 2017. 

Questions en litige

Au paragraphe 12 de la décision, le juge Gagnon présente les questions en litige comme suit : 

 

  1. Le changement de résidence fiscale de la Fiducie, survenu le 17 décembre 2001, a-t-il entraîné, immédiatement avant la cessation de résidence à cette date, l’application du paragraphe 128.1(4) L.I.R., produisant aux fins L.I.R. une fin d’année d’imposition réputée de la Fiducie ainsi qu’une disposition réputée des biens appartenant à la Fiducie ?  

 

  1. La Fiducie a-t-elle reçu de M. Barwicz, et par le fait même, M. Barwicz a-t-il donné à la Fiducie une contrepartie se qualifiant comme telle aux fins du sous-alinéa 160(1)e)(i) L.I.R. au moment où elle lui a distribué les fonds décrits précédemment, et si oui, quelle est la valeur de cette contrepartie ?  

Le point de vue des parties

La position l’ARC en réponse aux deux questions tient à ceci.  

 

  1. D’abord, le changement de résidence fiscale de la Fiducie a été provoqué par le changement de fiduciaire le 17 décembre 2001, ce qui a mis fin à la résidence canadienne de la Fiducie. Par conséquent, selon le paragraphe 128.1(4) L.I.R., l’année d’imposition de la Fiducie est réputée s’être terminée immédiatement avant ce changement, et une nouvelle année d’imposition a débuté. La Fiducie est également réputée avoir disposé de tous ses biens (les actions de Bookham) à la juste valeur marchande, puis les avoir réacquis au même prix. L’intimée considère que le paragraphe 94(1) L.I.R. ne s’applique qu’une fois les conséquences du paragraphe 128.1(4) L.I.R. consommées.  

 

  1. Ensuite, concernant la cotisation émise en vertu de l’article 160 L.I.R., l’ARC affirme que la Fiducie n’a reçu aucune contrepartie en échange des sommes distribuées à M. Barwicz. Par conséquent, la valeur marchande de la contrepartie est considérée comme nulle, impliquant une responsabilité fiscale pour M. Barwicz. 

 

Quant à lui, M. Barwicz conteste l’interprétation de l’ARC des interactions entre les paragraphes 94(1) et 128.1(4) L.I.R. et l’application de l’article 160 L.I.R. comme suit : 

 

  1. La version applicable du sous-alinéa 94(1)c)(i) L.I.R. crée une présomption selon laquelle la Fiducie réside au Canada durant toute l’année civile 2001, malgré son changement de résidence le 17 décembre 2001. Par conséquent, la première année d’imposition de la Fiducie se poursuivrait jusqu’au 31 décembre 2001. M. Barwicz soutient que le paragraphe 94(1) L.I.R. s’applique indépendamment du paragraphe 128.1(4) L.I.R., ce qui signifie que l’année d’imposition ne se termine pas immédiatement au moment du changement de résidence.  

 

  1. Par ailleurs, la Fiducie a bien reçu une contrepartie en échange des sommes distribuées. M. Barwicz invoque l’article 107(2) L.I.R., qui prévoit une présomption irréfragable selon laquelle une contrepartie adéquate a été reçue par la Fiducie dans le cadre des distributions effectuées en 2004 et 2005, ces distributions étant des attributions de capital par le biais d’une fiducie personnelle. M. Barwicz fait également référence à une décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Eyeball Networks Inc. c Canada, 2021 CAF 17 (« Eyeball Networks »), où elle a tranché la question de savoir si un rachat d’actions constituait un transfert au sens du paragraphe 160(1) L.I.R., affirmant que des conclusions similaires devraient s’appliquer ici. 

Les motifs de la Cour – Fin d’année présumée

D’abord, le tribunal établit que le changement de résidence active automatiquement l’application du paragraphe 128.1(4) L.I.R., créant ainsi une nouvelle année fiscale et une disposition réputée des éléments d’actif du contribuable, indépendamment des dispositions du paragraphe 94(1) L.I.R. Le mécanisme du 128.1(4) L.I.R. s’applique dès lors qu’il y a cessation de résidence. 

 

Le paragraphe 94(1) L.I.R. crée une présomption que certaines fiducies sont résidentes canadiennes à des fins fiscales même si elles ne le sont pas en réalité. Cette disposition s’applique généralement lorsque les bénéficiaires sont canadiens ou lorsque des biens canadiens ont été transférés à la fiducie. En citant l’affaire Fundy Settlement c. Canada, 2012 CSC 14, la Cour note que l’objet du paragraphe 94(1) L.I.R. est d’étendre les obligations fiscales canadiennes aux fiducies non-résidentes si certaines conditions sont réunies. Toutefois, ce paragraphe ne détermine pas quand l’année d’imposition d’une fiducie commence ou finit. Il se concentre uniquement sur la taxation des fiducies considérées comme résidentes aux fins fiscales canadiennes, sans interférer avec la fin d’année fiscale réputée créée par l’émigration sous 128.1(4) L.I.R. 

 

En bref, le changement de résidence d’une fiducie entraîne l’application automatique du paragraphe 128.1(4) L.I.R., provoquant une fin d’année réputée. Le tribunal rejette l’argument selon lequel le paragraphe 94(1) L.I.R. pourrait éviter l’application de cette règle. Le mécanisme de fin d’année fiscale sous 128.1(4) L.I.R. s’applique en premier, suivi du régime de présomption de résidence du 94(1) L.I.R., qui impose ensuite des obligations fiscales sur la nouvelle année d’imposition créée après la cessation de résidence. 

 

Le juge Gagnon se lance alors dans un exercice d’interprétation de la L.I.R. avec la méthode d’interprétation textuelle, contextuelle et téléologique unifiée. Il affirme que le libellé du paragraphe 128.1(4) L.I.R. est clair et ne laisse pas place à une autre interprétation. Il note que les dispositions fiscales doivent être interprétées de manière à former un tout cohérent et harmonieux. M. Barwicz tente de créer une divergence entre 94(1) et 128.1(4), mais cette lecture n’est pas soutenue par le libellé de la loi. En suivant cette méthode d’interprétation, la Cour réaffirme que les deux articles s’appliquent successivement, et non en contradiction. Finalement, la Cour examine l’objet des paragraphes 94(1) et 128.1(4) L.I.R. en se référant notamment aux notes explicatives émanant du ministère des finances et conclut que l’application du paragraphe 128.1(4) L.I.R. est correcte et conforme au texte et à l’objet des dispositions L.I.R. La Fiducie a subi une disposition réputée de ses biens au moment de son émigration, déclenchant les obligations fiscales appropriées. 

Motifs de la Cour – Application de l’article 160 L.I.R.

Selon le paragraphe 160(1) L.I.R., en cas de transfert de biens entre parties ayant un lien de dépendance, l’auteur et le bénéficiaire du transfert sont solidairement responsables des dettes fiscales de l’auteur du transfert, jusqu’à concurrence de la différence entre la juste valeur marchande (JVM) des biens transférés et celle de la contrepartie donnée par le bénéficiaire. Si la JVM de la contrepartie offerte par le bénéficiaire est inférieure à celle des biens reçus, l’ARC peut poursuivre le bénéficiaire pour recouvrer la dette fiscale. 

 

M. Barwicz soutient que le paragraphe 107(2) L.I.R. entraîne des conséquences spécifiques, notamment que le bénéficiaire est réputé avoir disposé de sa participation dans la fiducie à un coût équivalent à celui des biens reçus. Par conséquent, la contrepartie donnée doit être considérée équivalente à la JVM des biens transférés par la fiducie. 

 

La notion de « contrepartie » est clé dans l’analyse. Pour que le bénéficiaire du transfert échappe à la responsabilité solidaire prévue à l’alinéa 160(1)e) L.I.R., il doit avoir donné une contrepartie équivalente à la JVM des biens reçus. En citant les affaires Canada c Kieboom, [1992] 3 CF 488 et Damis Properties Inc. v The Queen, 2021 TCC 24, le juge détermine qu’un transfert est défini de manière large comme tout transfert de valeur économique d’une personne à une autre. 

 

Aucun droit de bénéficiaire dans la Fiducie n’a été acquis pour une contrepartie à payer et l’acte de la Fiducie octroyait au fiduciaire le pouvoir discrétionnaire de distribuer des biens aux bénéficiaires. Après avoir fait une courte revue des mécanismes prévues à l’acte de la Fiducie, le juge établit que les distributions en capital faites à M. Barwicz (2 250 000 $ lors de la première et le solde des actifs lors de la seconde) n’impliquaient aucune contrepartie versée par ce dernier. M. Barwicz ne s’est pas appauvri par une telle distribution, alors que la Fiducie s’est appauvrie, ce qui entraîne l’application du paragraphe 160(1) L.I.R. 

 

Ensuite, le juge détermine que l’analogie de M. Barwicz entre la distribution de la Fiducie et un rachat d’actions dans le cas Eyeball Networks n’est pas applicable. Contrairement à un rachat d’actions, M. Barwicz n’a pas cédé d’actif lors de la distribution, ce qui rend l’argument non pertinent. 

 

Finalement, bien que le paragraphe 107(2) L.I.R. puisse s’appliquer au transfert de biens d’une fiducie à un bénéficiaire, cela ne modifie pas l’analyse concernant la responsabilité sous le paragraphe 160(1) L.I.R., puisque le mot transfert doit se comprendre dans son sens ordinaire, économique, et non technique ou fiscal. Aucun lien fiscal direct ne permet d’exonérer M. Barwicz de sa responsabilité solidaire. 

Conclusion de l’affaire Barwicz

La décision Barwicz est pertinente à deux niveaux. D’abord, elle confirme qu’un changement dans la résidence fiscale d’une fiducie du Canada vers l’étranger entraîne nécessairement une fin d’année aux fins fiscales et que le paragraphe 94(1) L.I.R. n’y change rien. Cette dernière disposition sert plutôt à assujettir des fiducies non-résidentes à l’impôt canadien en certaines circonstances. Ensuite, elle établit qu’une attribution de capital par une fiducie à son bénéficiaire est un « transfert » sans contrepartie donnant pleinement effet aux dispositions de l’article 160 L.I.R. Il reste à voir si ces conclusions seront maintenues en appel. 

Changements législatifs à l’article 160 L.I.R.

Plusieurs changements importants ont été apportés à l’article 160 de la L.I.R. depuis les faits à l’origine de l’affaire Barwicz.  

 

Comme nous l’avons vu, l’article 160 L.I.R. impose une responsabilité solidaire au bénéficiaire d’un transfert de biens entre personnes ayant un lien de dépendance si l’auteur du transfert a une dette fiscale préexistante ou qui est survenue dans l’année du transfert. Le montant que le bénéficiaire doit payer est calculé en fonction de la juste valeur marchande du bien transféré, réduite par la contrepartie reçue. Le ministre peut établir une cotisation à l’égard de ce montant en vertu du paragraphe 160(2) L.I.R. 

 

Des règles spécifiques anti-évitement ont été ajoutées dans le cadre du budget fédéral de 2021 et sont en vigueur depuis le 19 avril 2021 : 

 

  1. Premier test d’objet : L’alinéa 160(5)a) L.I.R. permet d’établir un lien de dépendance entre les parties dans le cas où l’auteur et le bénéficiaire étaient sans lien de dépendant au moment du transfert, mais qu’ils l’étaient avant et après ledit transfert et que « l’un des objets » des parties était d’éviter des dettes fiscales. 

 

  1. Second test d’objet : L’alinéa 160(5)b) L.I.R. permet de considérer qu’une dette fiscale « future » est réputée être devenue exigible au cours de l’année où le transfert a lieu s’il est raisonnable de conclure que « l’un des objets » du transfert consiste à éviter le paiement d’un montant d’impôt future. 

 

  1. Juste valeur marchande du bien transféré : Le sous-alinéa 160(1)e)(i) L.I.R. limite la responsabilité solidaire du bénéficiaire d’un transfert de biens à la juste valeur marchande du bien transféré, réduite par la juste valeur marchande de la contrepartie reçue au moment du transfert. Le nouvel alinéa 160(5)c) L.I.R. étend cette analyse en considérant non seulement la valeur de la contrepartie au moment du transfert, mais aussi la valeur la plus faible de la contrepartie tout au long de la série d’opérations entourant le transfert. Si la contrepartie est annulée ou éteinte, elle peut être évaluée à zéro, garantissant ainsi que la responsabilité solidaire s’applique pleinement. 

 

Plus récemment, le budget fédéral 2024 annonce l’adoption de nouvelles dispositions anti-évitement s’appliquant aux opérations ou séries d’opérations effectuées à compter du 16 avril 2024. Les nouveaux paragraphes 160(6) à (8) L.I.R. introduisent des règles anti-évitement supplémentaires pour contrer les stratégies visant à éviter la responsabilité solidaire en matière de dettes fiscales : 

 

  1. Le paragraphe 160(6) L.I.R. prévoit l’application du paragraphe 160(7) L.I.R. si une personne (le « planificateur » a transféré des biens à une autre personne (le « bénéficiaire ») alors qu’une autre personne (l’ « auteur ») a transféré un bien (le « bien donné ») au planificateur ou à toute autre personne et qu’il est raisonnable de conclure que l’un des objets d’entreprendre ou d’organiser l’opération ou la série d’opérations consiste à éviter la responsabilité solidaire du bénéficiaire du transfert et de l’auteur du transfert à l’égard d’une somme à payer en vertu de la présente loi.  

 

  1. Dans ce cas, le paragraphe 160(7) L.I.R. prévoit que le bien donné est réputé transféré directement de l’auteur au bénéficiaire.  

 

  1. Le paragraphe 160(8) L.I.R., quant à lui, prévoit que la juste valeur marchande de contrepartie donnée par le bénéficiaire à l’auteur est réputée nulle s’il s’agit d’une opération d’évitement au sens du paragraphe 160.01(1) L.I.R. 

 

Ces nouvelles dispositions anti-évitement applicables exclusivement à l’article 160 L.I.R. vont certainement faciliter la vie de l’ARC pour tenir les bénéficiaires de transferts solidairement responsables de la dette fiscale des auteurs de ces transferts. L’ARC dispose de nouveaux outils pour contester la possibilité pour le bénéficiaire du transfert de réduire l’étendue de sa responsabilité en démontrant qu’il a fournit une contrepartie à l’auteur.