Logo - Martel Cantin

Affaire Spence – Les publications du fisc ne sont pas la Loi

Publié par Thierry L. Martel

Les positions administratives, telles que les Bulletins d’interprétation, Interprétations techniques ou Lettres d’interprétation émis par l’Agence du revenu du Canada (ci-après appelée « ARC »)  ou Revenu Québec, peuvent être prises en compte au cours du processus décisionnel des autorités et peuvent même être déterminantes, pourvu que le décideur mette l’accent sur les circonstances particulières de l’affaire et ne les tienne pas pour obligatoires.

Souvent, contribuables, fiscalistes et fonctionnaires tendent à élever les documents gouvernementaux au niveau de la loi. Heureusement, certains événements viennent nous rappeler que tel n’est pas le cas. Le juge O’Keefe, de la Cour fédérale, nous en a donné un bel exemple en début d’année avecdans l’affaire Spence Spence c. Agence du revenu du Canada, 2010 CF 52, 2010 DTC 5024 que norendue 19 janvier dernier, que nous traiterons ci-dessous.

Positions administratives

La loi accorde parfois aux autorités le pouvoir de formuler des règles ou lignes directrices légalement exécutoires. Dans le cas des positions administratives, telles que les Bulletins d’interprétation, Interprétations techniques ou Lettres d’interprétation émis par l’Agence du revenu du Canada (ci-après appelée « ARC ») l’ARC ou Revenu Québec, elles peuvent être prises en compte au cours du processus décisionnel des autorités et peuvent même être déterminantes, pourvu que le décideur mette l’accent sur les circonstances particulières de l’affaire et ne les tienne pas pour obligatoires.

Jurisprudence récente – L’affaire Spence

Le 19 janvier dernier, dans Spence c. Agence du revenu du Canada, 2010 CF 52, 2010 DTC 5024,Dans cette affaire, dans le cadre lors d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale a tranché à l’égard d’une décision rendue en mars 2009 par laquelle la Direction des allègements de l’Agence du revenu du Canada (ci-après appelée l’ « ARC ») refusait d’accorder à un contribuable l’annulation prévue au paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (ci-après la « L.I.R. ») en ce qui a trait à la pénalité et aux intérêts.

Spence a été l’employé salarié de pour divers employeurs en 2006. En 2007, il a mandaté H&R Block pour préparer sa déclaration annuelle de revenus, et leur a transmis toutes les informations nécessaires au calcul adéquat de ses revenusà ce calcul pour l’année. Toutefois, le personnel de H&R Block a omis d’inclure le revenu de deux emplois dans le calcul du revenu imposable de Spence, ce qui lui a valu un remboursement de 2 543,08 $. En 2008, l’ARC a décelé l’erreur et fait parvenir une nouvelle cotisation au contribuable. Si les documents des deux sources avaient été inclus, le remboursement de Spence se serait établi à un montant de 2 419,10 $. Ainsi, avait-il reçu un remboursement en trop de 123,98 $. Dans sa nouvelle cotisation, l’ARC a donc réclamé le montant veremboursérsé en trop, ainsi que 7 243,80 $ de pénalités et 380,05 $ d’intérêts. 

La Les demandes d’allégement de premier et second niveau ont été refusées aux motifs que l’ARC n’était pas responsable d’erreurs de tiers. et Spence a alors déposé une demande de révision judiciaire.

Dans sa requête, Spence a notamment soutenu que la déléguée du ministre a commis une erreur de droit lorsqu’elle a mentionné que les dispositions d’allégement pour les contribuables ne permettaient pas d’annuler les pénalités pour ce genre de situation. Il a ajouté que les lignes directrices ne visaient pas à aller à l’encontre de l’esprit de la loi. Or, c’est précisément ce que fait une pénalité qui représente 58 fois le montant de l’erreur.

Afin de rendre jugement, le juge O’Keefe devait répondre à une série de questions, bien qu’une seule lui ait permis de trancher, à savoir : la déléguée du ministre a-t-elle commis une erreur de droit en rendant sa décision? 

Pour remettre la décision dans son contexte, il convient de citer les passages pertinents de la décision de l’ARC. Nous citons le texte dans sa version originale anglaise, puisqu’il n’existe pas de version française officielle et que les termes précis utilisés par la décideuse sont importants :

We have reviewed the circumstances of the case in relation to the provisions of the Taxpayer Relief legislation, and have determined that it would not be appropriate to cancel the penalties and interest.

It is unfortunate that, through no intentional act, the income was omitted from your client’s 2006 income tax return. Regrettably, an error was made and subsequently, penalties and arrears interest were correctly charged under the Income Tax Act. The Taxpayer Relief provisions do not allow for the cancellation of penalties and interest in these types of situations. [nos soulignements]

D’après le juge, cette affirmation était erronée, puisque la décideuse a cru que les dispositions d’allégement pour les contribuables, énoncées dans la Circulaire d’information IC 07-1, « Dispositions d’allègement pour les contribuables », étaient des règles contraignantes. L’expression utilisée à leur égard, soit « Taxpayer Relief legislation » montre également qu’elle croyait que les lignes directrices étaient des règles de droit impératives.

Le juge O’Keefe conclut en reconnaissant que le paragraphe 220(3.1) L.I.R. accorde au ministre un large pouvoir discrétionnaire en lui permettant d’accorder un allégement partiel ou total. Bien que les lignes directrices soient utiles, elles ne sauraient constituer un obstacle à l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Le décideur demeure donc libre d’exercer le pouvoir qui lui est délégué afin de rendre sa décision finalesans appel, à condition que cette décision ne soit pas uniquement motivée par le texte de la Circulaire IC 07-1;, sa décision sera alors traitée avec déférence. En effet, la déléguée du ministre n’était pas autorisée à affirmer que la Circulaire ne permettait pas d’accorder un allégement. Cette affirmation constitue une erreur de droit susceptible de révision. Ainsi, le juge O’Keefe a annulé la décision de l’ARC.

Exercice de la discrétion ministérielle

Les dispositions d’allégement pour le contribuable dont il était question dans l’affaire Spence sont prévues au paragraphe 220(3.1) L.I.R. et à son équivalent au Québec, l’article 94.1 de la Loi sur le ministère du revenu (ci-après la « L.M.R. »). Dans ces cas d’annulation ou de la renonciation aux pénalités et aux intérêts prévue, les autorités fiscales, tant fédérale que québécoise, s’accordent pour circonscrire les cas d’application de la discrétion ministérielle aux situations suivantes :

  • lorsque le contribuable a vécu une situation exceptionnelle et indépendante de sa volonté, qui l’a empêché de se conformer à ses obligations fiscales à temps ou de manière adéquate;
  • lorsque des actions attribuables à l’ARC ou à Revenu Québec, selon le cas, ont causé l’imposition des pénalités ou des intérêts; ou
  • lorsque les pénalités ou les intérêts imposés constituent un fardeau pour le contribuable, faisant en sorte que celui-ci est incapable de payer ses dettes fiscales.

Bien que les documents gouvernementaux décrivant les politiques positions administratives ne soient pas la loi, en réalité, les décideurs investis d’un pouvoir discrétionnaire délégué par le ministre sont souvent tenus par leur employeur d’appliquer ces documentspositions.

Révision d’une demande d’allégement

Afin de mieux comprendre comment M. Spence en est arrivé devant la Cour fédérale, il est important de connaître le processus de révision d’une demande d’allègement. À toute telle demande, les autorités fiscales doivent rendre une décision motivée. Peu importe la réponse du ministre quant à une demande d’allégement, un contribuable ne peut présenter une opposition pour contester la cotisation ou la nouvelle cotisation (pPar. 165(1.2) L.I.R. et aArt. 94.1 L.M.R.). Toutefois, tant au fédéral qu’à Québec, si un contribuable estime que le ministre n’a pas correctement exercé son pouvoir discrétionnaire dans sa décision de premier niveau, il peut demander une « révision », soit un deuxième examen administratif. Ce deuxième examen sera effectué par le directeur du bureau des services fiscaux qui avait rendu la décision initiale. Le contribuable peut soumettre alors des observations supplémentaires, que les autorités fiscales doivent prendre en considération lors du dépôt de ce nouvel examen.

Advenant lea cas où le deuxième examen n’est toujours pas à la satisfaction du contribuable, le seul recours disponible possible est alors une demande de contrôle judiciaire devant les tribunaux fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales dans le cas d’une révision par l’ARC alors qu’une révision par Revenu Québec est sans appel (Art. 94.1 L.M.R.). 

Norme applicable à une révision judiciaire

Lors d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale du Canada, lorsque la nature de la question concerne le pouvoir discrétionnaire d’un office fédéral, le juge doit habituellement adopter la norme de la décision raisonnable et non la norme de la décision correcte (Arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, [2008] A.C.F. n° 9 (QL), au paragraphe. 53). Autrement dit, le juge chargé d’une telle demande de révision ne pourra intervenir que si l’office fédérale, en l’occurrence l’ARC, a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose (Al. 18.1(4)d) de la Loi sur les cours fédérales). Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a récemment réitéré qu’une conclusion tirée par un organisme administratif appelle un degré élevé de déférence (Arrêt Canada (Citoyenneté et Immigratio Canadan) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] R.C.S. 339). En bref, le juge ne peut soupeser à nouveau la preuve ni substituer la solution qu’il juge lui-même appropriée à celle qui a été retenue par l’ARC, mais doit plutôt déterminer si celle-ci fait partie des issues possibles acceptables (Arrêt CRA c. Slau Limited, 2009 FCA CAF 270, [2009] DTC 5167).  En l’occurrence,En résumé, c’est à l’ARC et non aux tribunaux judiciaires que le législateur a confié la discrétion d’annuler les intérêts et pénalités.

Ainsi, l’annulation de la décision ne signifie pas que les pénalités et intérêts de Spence seront annulés, cela veut simplement dire que la décision est renvoyée à un autre délégué du ministre pour une nouvelle décision qui sera alors, nous l’espérons, fondée sur d’autres motifs que la politique position administrative.

Nouvelle documentation – Lettres d’éducation

Puisque nous traitons des dispositions d’allégement permettant l’annulation des pénalités et intérêts, il est intéressant de noter que l’ARC utilise depuis janvier 2010 une nouvelle sorte de documents en impôt, soit des lettres d’éducation transmises aux contribuables (déjà employées avec les organismes de bienfaisance, voir : ARC, Lignes directrices CPS-028, « Les activités de financement par les organismes de bienfaisance enregistrés » (11 juin 2009), Para. 12, question 2). 

Ces lettres peuvent prendre deux formes. Certaines fournissent des critères d’éligibilité à certaines déductions qui ont été réclamées demandées dans le passé par les contribuables, dans leurs récentes déclarations de revenus. D’autres avisent les contribuables que leurs déclarations pourraient être visées par une vérification. Environ 18 500 lettres de chaque sorte ont été postées entre en  janvier et en février 2010.

Ces lettres ne seront sont pas transmises au hasard. L’ARC analyse les risques présents et potentiels d’érosion de l’assiette fiscale, croise des données avec plusieurs entités dont les banques, les fonds mutuelscommuns de placement, les employeurs, etc. et cible certains types de déductions ou crédits d’impôts particuliers.

L’objectif de cette campagne est d’éduquer les contribuables et de faire la promotion de l’application adéquate des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu. En fait, ces lettres servent à avertir les contribuables pour qu’ils ajustent leur autocotisation. L’ARC souhaite même que les contribuables gratifiés d’une telle lettre amendent leurs déclarations passées ou produisent une divulgation volontaire. En effet, le simple fait de recevoir une telle lettre ne constitue par le début d’une procédure de révision, permettant ainsi toujours le dépôt d’une divulgation volontaire (Voir à cet effet : « CALU Tax Roundtable 2010 » dans CALU Annual Meeting 2010, Conference of Advanced Life Underwriting, 1er Juillet 2010, Question 1). 

Ce qu’il faut en tirer

Pour conclure, il faut se rappeler que les ppoolitiquessitionspositions administratives ne sont pas la loi et ne doivent pas être interprétées comme tel. En se fondant exclusivement sur le texte d’une circulaire d’information, la décideuse de l’ARC, dans l’affaire Spence, a commis une erreur de droit. Cela dit, le pouvoir du ministre et de ses délégués d’appliquer les mesures d’allégement demeure un pouvoir discrétionnaire. Ainsi, l’ARC n’accordera que de manière exceptionnelle l’annulation des pénalités et intérêts associés à une cotisation. L’affaire Spence ne vient pas changer grand-chose à cet état de fait, si ce n’est que les fonctionnaires prendront maintenant soin de ne jamais fonder leur décision sur la « Taxpayer Relief legislation ». En effet, tant que la décision de l’ARC de refuser d’annuler les pénalités et les intérêts est raisonnable et respecte l’intention de la législation, cela ne donnera pas ouverture à une révision judiciaire fondée.

Publié dans :

Thierry L. Martel, « Affaire Spence – Les publications du fisc ne sont pas la Loi », Stratège, 15:3, (Septembre 2010)